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Citations de « Tamata et l'Alliance »

Tamata et l'Alliance est le dernier livre de Bernard Moitessier. Il y relate son enfance en Indochine et ses mémoires de marin vagabond et de circumnavigateur.

Cette page est un peu longue, aussi, pour vous faciliter un peu la lecture, j'ai présenté les extraits non pas par ordre chronologique, mais sous quatre catégories :

Réflexions et sagesses

  • Chapitre 1, P20

    Une autre fois, en composition française, le sujet est « Pierre qui roule n'amasse pas mousse ». Là, les dieux sont enfin entrés par la fenêtre pour venir souffler sur mes petits doigts agiles. Je tartine une superbe rédaction développant le thème évident que plus on bouge, plus on voyage, plus on fait de choses diverses dans la vie, moins on risque alors de se laisser encrasser par les mauvaises habitudes et autres saletés qui voudraient nous coller à la peau. Et voilà encore un zéro venu s'ajouter à mon collier de zéros. Commentaires du maître : « Non seulement vous êtes un paresseux et un cancre, mais en plus un crétin et un mauvais sujet. Les garçons comme vous ne deviennent rien de bon dans la vie. De la graine d'anarchiste. »

  • Chapitre 4, P57

    – Dérapé avec mon vélo dans le virage des fours à charbon. Heureusement le vélo n'a rien.

    – C'est malin !

    – Ma mère nous disait toujours que la peau c'est pas grave, elle repousse toute seule. Tandis que les fonds de culottes c'est plus embêtant, il faut les recoudre.

    – Et votre père ? Il ne vous a jamais conseillé de mettre vos yeux en face des trous ? Il ne vous a jamais dit, votre père, que les accidents arrivent presque toujours aux méchants et aux cons ? C'est ce que disait le mien, ça m'a beaucoup aidé dans la vie à rester éveillé.

  • Chapitre 4, P60

    [Citation du directeur de son école d'agriculture, Jean Bouillère :] Mais le meilleur arrosage pour la terre, c'est d'abord la sueur de l'Homme, elle vient loin devant toutes les pluies et tous les fleuves du monde.

  • Chapitre 5, P72

    Quand j'étais petit, Tchu m'aidait à fabriquer mes lance-pierres. C'est lui qui m'a appris comment on découpe les lanières de chambre à air dans le sens de la largeur pour qu'elles ne cassent pas, même en tirant le plus fort possible. Moi, je ne voyais pas pourquoi cela ferait une différence, puisque c'était le même caoutchouc pris dans la même chambre à air. Alors il m'avait dit d'essayer les deux façons :

    – Apprends à voir les choses par toi-même, pas seulement à travers les yeux des autres.

  • Chapitre 5, P72

    Saigon... le bureau, l'ennui, une sorte d'étouffement collant comme une glu, dont j'essaie de me libérer à la piscine, dans la violence du corps. Et la nuit sur ma natte, l'enfant vient s'accroupir contre moi pour me parler de toutes ces choses qu'il nous reste à découvrir ensemble. Alors, les images brillantes défilent dans ma tête. Des images de cette Indochine tellement vaste et mystérieuse, où je suis né, mais dont je ne connais presque rien cependant. Et je m'étiole sur un travail qui ne m'intéresse pas, prisonnier d'une ville que j'aime de moins en moins. Les tournées avec Tchu sont trop espacées ; elles ne m'apportent plus rien, de toute manière, à part ces quelques miettes d'espace et de liberté vite effacées. Et ici à Saigon, ma vie s'écoule comme un robinet d'eau tiède.

  • Chapitre 5, P73

    Le monde est plein de gens qui rêvent en comptant leurs piastres, sans regarder ce qu'il y a de l'autre côté des piastres. Ils attendent d'en avoir davantage, encore, encore et toujours plus. Sans voir que le piège se referme lentement sur eux et sur leurs piastres. Et à force d'avoir eu peur des vaches maigres, ils finissent par se faire dévorer par les vaches grasses.

  • Chapitre 5, P76

    (...) il fallait simplement me décider à rompre le cordon ombilical, choisir entre la sécurité de l'arbre touffu où je commençais à m'endormir comme un singe frileux, ou m'élancer à travers l'espace qui me séparait de cet arbre plus beau, plus vaste, plus loin. Choisir de rester sur ma branche confortable, au risque de ne jamais plus oser... ou vaincre ma peur du nouveau et lâcher tout pour sauter dans l'inconnu qui réveille.

  • Chapitre 6, P77

    Cette vie reconquise dans un éclair de lucidité m'a donné des ailes. Je songe à la grenouille d'une histoire vraie, paraît-il : on prend une grenouille qu'on met dans une casserolle d'eau tiède, sans couvercle, posée sur un feu doux ; la température s'élève, la grenouille ne saute pas dehors. Quand l'eau bout, elle est cuite à point, toujours bien tranquille dans sa casserolle.

  • Chapitre 6, P82

    Devant mon père un peu gêné, [Abadie] avait traité d'abruti le maître d'école qui m'avait mis zéro pour ma rédaction du « pierre qui roule n'amasse pas mousse ». J'aime cet homme et je lui dois de m'avoir aidé à me débarrasser de quelques complexes liés à ma cancrerie scolaire quand j'avais quatorze ou quinze ans et que tout devenait noir en moi.

    – Il y a l'école où l'on use ses fonds de culottes pour apprendre souvent des bêtises inutiles, sans parler des mensonges dont on a nourri des générations d'enfants, me disait un jour Abadie. Ensuite, il y a l'école de la vie, elle permet de rétablir à peu près l'ordre des choses, à condition de mettre ses yeux en face des trous, ce qui n'est pas facile. Cette école-là, tu y seras jusqu'aux environs de la quarantaine. Après, tu rencontreras peut-être sur ton chemin une autre école, mais je ne saurais te dire au juste à quoi elle ressemble, je ne la perçois pas très bien moi-même.

  • Chapitre 9, P106

    Et maintenant, mon coeur fait un peu mal quand je regarde le futur.

  • Chapitre 10, P111

    Un jour, à treize ans, je quittais l'île Hon Mon Tai pour rentrer au village avec le père de Phuoc. C'était la fin d'une période de gros mauvais temps qui nous avait retenus près d'une semaine au mouillage sous le vent de l'île. Pendant ce bref passage du retour, une énorme vague avait presque rempli le bateau. Pourtant, la mousson redevenue maniable et la mer un peu calmée n'annonçaient en rien une vague aussi folle. Après une bonne heure passée à écoper, mon maître m'avait dit :

    – Juste après le mauvais temps, on croit que tout est revenu dans l'ordre, et on a tendance à laisser s'endormir la vigilance. Alors, une dernière grosse vague peut surgir de nulle part et envoyer d'un coup le bateau par le fond.

  • Chapitre 10, P112

    ... Le regard du Japonais avait croisé le mien à l'instant où sa main allait dégainer. Il n'y avait plus de peur en moi, ni de haine, et de prière aucune. Nos yeux sont entrés l'un dans l'autre, il y avait dedans le plus lointain passé des hommes, j'ai vu que lui et moi, nous étions le même, avec une seule sève, la même sève pour tous, la même essence, celle de l'humanité. S'il me tuait, il se tuait aussi. Mais bien plus que cela, c'est tout l'Homme qu'il aurait effacé du monde.

  • Chapitre 11, P122

    Avec Abadie, je fais passer les munitions. Il me parle un peu de Verdun : « L'odeur de la poudre a quelque chose de fantastique, mais tu dois t'en méfier, elle transfigure l'homme et le rend semblable à un dieu carnivore. »

  • Chapitre 12, P136 et 137

    Les paroles d'Abadie dans la tranchée de Kanh-Hoi me reviennent souvent en mémoire... « Méfie-toi de l'odeur de la poudre, elle transfigure l'homme et le rend semblable à un dieu carnivore. » Une autre image flotte dans mon esprit, celle de ces petits serpents de mer que je contemplais avec le père de Phuoc, pendant nos pêches das le golfe de Siam, lors des périodes de grands calmes où la mer semble vouloir montrer tout ce qu'elle contient de mystères. Un petit serpent annelé de noir et jaune, qui va à la même vitesse en avant aussi bien qu'en arrière, comme s'il avait une tête à chaque bout. Son venin est si puissant que la mort viendrait dans l'instant. Mais voilà... il ne mord jamais. Il ne veut pas mordre. Il ne le peut pas. Quelque chose l'en empêche. Quelque chose le lui interdit. On pourrait le prendre dans la main, le martyriser, tout faire pour le rendre enragé, eh bien il ne mordra quand même pas, quoi qu'on fasse pour l'y obliger.

    Et moi, avec mon mousqueton, je ressemble à ce petit serpent qui va dans les deux sens et qui ne veut pas mordre. Mais lui, il n'y peut rien, il est fait comme ça, il ne pense qu'à manger, vivre et se reproduire, il ne voit pas plus loin. Moi, je sais que je suis un mort en sursis, je vois forcément le Japonais de la prison, sa main sur l'étui et ses yeux dans les miens. Je vois aussi ce Viêt qui ne m'a pas tué à Chaudoc. Il ne l'a évidemment pas fait exprès mais je suis quand même là et ne peux m'empêcher de penser à ce type, je ne peux oublier le miracle qui m'a laissé la vie. Cette vie que je dois respecter profondément... et pas seulement quand c'est de la mienne qu'il s'agit.

    De toute mon âme, je devrais haïr les Viêts après ce qu'il m'ont fait pendant la nuit de la cité Hérault. Pourtant, depuis Chaudoc, quand il y a un homme au bout de ma ligne de mire, je ne peux pas appuyer sur la gachette. Bien sûr, je tire aussi souvent que mes compagnons de combat, je tire même beaucoup mieux, je peux mettre les cinq balles de mon mousqueton dans la mouche d'une cible, à cent mètres sans appui en dix secondes. Mais quand l'occasion se présente à moi de descendre un Viêt... je bouge ma ligne de mire au dernier instant, et la balle passe à le frôler, en claquant dur à son oreille, pour qu'il ait peur seulement, comme j'ai peur souvent moi aussi. Et c'est là un secret entre moi et moi seul, aucun de mes camarades ne doit connaître ce mystère que je cache un peu comme une honte. Si je leur en parlais, même Escotte, Linares et Garguy me prendraient pour un lâche. Peut-être même pour un traître. Alors je dois enfuir au fond de moi cette sorte de tare qu'ils ne comprendraient pas, que j'ai peine à accepter, parfois.

  • Chapitre 12, P138

    Je vois Tchu me dire, quand je découpais le caoutchouc des lance-pierres de mon enfance : « Regarde avec tes yeux, pas avec ceux des autres... »

    Je vois ma vieille Assam prononçant à peu près les mêmes paroles, quand je répétais comme un perroquet ce que j'avais entendu ailleurs : « Parles toujours avec ta propre bouche, sans t'occuper des mille bouches qui chantent des mensonges »...

    Parler avec ma propre bouche serait sûrement dangereux pour un simple fusiller marin qui ne peut pas tirer sur un Viêt. Je crois même que ça serait très mal vu si j'étais un général au képi constellé d'étoiles et à la poitrine bardée de décorations. Je préfère donc la boucler, en pensant au fils de mandarin sur la chaloupe de Rach Gia... « C'est tout simple de fermer les gueules, beaucoup plus simple que de répondre à leurs questions. »

  • Chapitre 13, P141

    Dans ma tête, je voyais une page de Monfreid où il parlait de la cape morale que l'on doit savoir prendre quand tout va mal dans la vie... arrondir le dos, ne plus rien décider, laisser l'esprit au repos en attendant que le vent tourne.

  • Chapitre 14, P161

    Le vieux bonze a posé sur nos épaules d'enfants ses mains légères comme des plumes :

    – Prenez un oiseau noir et un oiseau blanc. L'un s'appelle « yin » et l'autre « yang ». Et vous croyez tenir « yin » et « yang » dans vos mains. En réalité, il ne peut y avoir ni « yin », ni « yang », s'il n'y a pas en plus une troisième chose : l'air. Sans l'air pour appuyer leurs ailes, nul de ces deux oiseaux ne pourrait exister, ils ne seraient qu'une illusion d'oiseaux. Plus tard en grandissant, vous apprendrez à remplacer « air » par « esprit », pourtant l'histoire sera la même.

  • Chapitre 14, P166

    – Tu ne pourras jamais réparer ce moteur si tu n'es pas mécanicien, me disait Tchu quand j'étais enfant. Mais si tu ne commences pas d'abord par réparer le moteur, tu ne pourras jamais devenir mécanicien.

  • Chapitre 15, P198

    Pas croyable, un tel chemin parcouru en si peu de temps !... Et maintenant que j'ai ce tracteur entre les mains, me voilà sur la bonne route pour pouvoir enfin réaliser l'ancien rêve autrefois impossible... atteindre ma vitesse de libération [Expression de Pierre Deshumeurs].

    Vitesse de libération... celle qui imprime à la fusée une impulsion suffisante pour l'envoyer sur orbite... et une fois là, mon petit père, tu restes peinard à cette altitude où la Vie ne pourra plus jamais te flinguer comme un canard sauvage... oui, je sens que ça va devenir vrai dans pas longtemps... courir la mer jusqu'à plus soif... mouiller l'ancre un moment quand je serai saoulé d'embruns... écrire alors un second bouquin suivi d'une ou deux saisons d'École de croisière pour donner un coup de fouet, maintenir la toupie sur orbite le temps d'un autre petit tour du monde... tout là-haut dans le ciel... très loin là-bas sur la mer... vitesse de libération...

  • Chapitre 15, P198

    (...) la vie m'a enseigné qu'elle est parcourue d'aiguillages rencontrés en chemin ; on arrive devant l'un d'eux, on s'engage sur le meilleur, il conduit forcément à une autre croisée avec le choix devant. Et lorsqu'on est aimé des dieux, c'est toujours sur le bon aiguillage qu'on navigue, petite âme au chaud dans notre main guidée par le ciel.

    Je savais au fond de mes tripes qu'il fallait dégager en vitesse, toute les fibres de mon être assoiffé d'espace me le criaient ensemble... arrache l'ancre sans attendre qu'elle s'englue dans la vase du Vieux Port, sans te poser trop de questions sur les « comment », sans vouloir régler les problèmes insolubles au premier abord. La musique a son rythme, l'immensité le sien, tout s'éclaire en mer, c'est là qu'on trouve le temps de voir ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. Mets les voiles... et le reste suivra. Retrouve tes tropiques bien-aimés, recentre-toi là-bas sous les rayons d'un vrai soleil, loin du bruit, loin du fric, loin des histoires compliquées, tire-toi vite mon bonhomme et une fois au cœur de l'alizé avec ta femme et ton bateau, tout deviendra évident.

  • Chapitre 16, P231

    Car le Dragon m'a suivi à la trace depuis la sortie de La Longue Route. Il boite toujours aussi bas... mais il est accompagné d'un petit animal visqueux. Je connais bien son nom maintenant. Il se nomme le Doute.

  • Chapitre 16, P240

    Et en m'accompagnant à l'aéroport le jour du départ, il m'a raconté l'histoire de tout ceux qui cherchent la vérité, comme lui, comme moi, comme beaucoup en ce bas monde.

    « Le chercheur de Vérité rencontre toujours un Maître sur son chemin. Il en reçoit l'enseignement et s'en va au bout d'un temps pour creuser dans la solitude, sûr d'atteindre la Vérité. Puis le Doute arrive avec la Fatigue, et il cherche un nouveau Maître qui l'éclairera davantage. Ainsi de suite jusqu'au jour où il comprend enfin que l'enseignement du Maître se limite à la pelle qui sert à creuser.

    « Car le Maître ne peut enseigner que sa propre technique pour fabriquer l'outil. C'est le Chercheur de Vérité qui devra le faire, adapté à sa main qui est unique au monde. Certains auront besoin d'une pelle étroite et bien pointue. D'autres la voudront large et arrondie, un peu plate ou très creuse. Le manche aura toutes les formes possibles, court, long, mince, gros, en bois souple ou en bois raide, droit ou légèrement cintré vers le haut ou vers le bas. Cela dépend de chacun et nulle pelle ne sera tout à fait comme une autre.

    « Mais de toute manière, chacun est seul pour creuser. Et la forme de la pelle a bien moins d'importance que la Pensée, la Sueur et la Foi avec lesquelles chacun de nous fera son trou pour y chercher la Vérité. »

  • Chapitre 17, P257

    D'un seul coup, j'étais à Ein Kerem devant Phil qui disait : « Quand un choc venu du dehors nous réveille un instant, c'est l'occasion de lui répondre sans délai par un acte conscient, et de faire alors les choses au lieu d'en être le simple spectateur plongé au fond d'un rêve. »

  • Chapitre 20, P307

    Un artisan portait sur sa tête un chaudron en bronze. Il l'avait moulé de ses mains et l'emmenait à sa nouvelle paillote. Son pied a buté sur un caillou, le chaudron est tombé... et l'artisan a poursuivi son chemin sans même se retourner : il avait reconnu le son mat rendu par la fêlure à l'instant où le métal heurtait le sol pierreux. Plutôt que réparer un chaudron fendu, il en ferait un autre, plus beau et plus solide.

  • Chapitre 20, P307

    ... un système que j'avais mis au point avec Marie-Thérèse dans la mousson de l'océan Indien quand tout allait trop mal et que la déprime arrivait au galop ; j'entrais carrément dans la peau d'un protozoaire, la déprime s'y cassait les dents et le bateau continuait sa route mine de rien.

  • Chapitre 21, P325

    C'était des rapports chaleureux mais forcément superficiels, limités aux mots de nos conversations pendant quelques repas pris en commun dans le faré. Certes les mots sont utiles en tant que véhicules de la pensée qu'ils transforment en images mentales. Mais il faut que ces images soient encore transformés par l'esprit et les mains de ceux qui cherchent le vrai contact. Autrement dit, faire quelque chose ensemble est essentiel. Et il importe aussi que ces choses qu'on fait ensemble soient neuves, arrachées du néant. Alors vient la sublimation où se crée le contact réel.

  • Chapitre 22, P336

    Ainsi nous a conduits la vie sur ses chemins plein de mystères, jolies brises toutes voiles dehors, calmes sans fins qui mettent la patience à l'épreuve, coups de vents négociés au bas ris où l'étrave remonte le temps. Et elle nous a déposés là sans qu'on sache très bien pourquoi ni comment.

  • Chapitre 22, P338

    Baignée dans son écrin de montagnes découpées sur le ciel, de vallées verdoyantes et de lagons bleutés, Dieu que cette île est belle ! Et je peux trouver ici un chemin accessible en direction de l'écriture... le bouquin que je porte en moi depuis l'Indochine comme une graine qui attend la pluie.

  • Chapitre 22, P340

    A Ein Kerem, Phil disait que le routine est notre pire ennemi parce qu'elle approche à pas de velour et sans lever la moindre vague pour mieux vous piéger dans ses mailles.

  • Chapitre 22, P353, extrait de l'Appel aux vivants, de Roger Garaudy (Le Seuil, 1979).

    « Dans cette perspective, l'éducation consiste non seulement à préparer l'enfant à s'adapter à l'ordre existant ou à ses exigences techniques ou politiques, à le gaver de savoirs et de respects, mais à lui montrer les chemins pour accéder à la transcendance, c'est-à-dire à l'invention du futur. A faire émerger la transcendance au-delà de tous les conditionnements

    « La véritable éducation n'est pas dogmatique mais prophétique. Elle est subversive car elle apprend à vivre de façon créatrice, même au milieu du chaos, à ne pas fonder notre espérance sur les dérives de la nature ou de l'histoire, mais à faire prendre conscience qu'il est possible de vivre autrement.

  • Chapitre 24, P366

    J'étais continuellement aux prises avec le dragon lance-mirage, l'énorme bourdon croqueur de neurones et le petit lézard brouilleur d'ondes fondamentales. Ces trois mauvais génies n'arrêtaient pas de me harceler, accumulant des montagnes d'obstacles. Ils semaient le Doute, la Fatigue et le Découragement sous mes pas, effaçaient les traces, m'enveloppaient d'épaisses ténèbres suivies d'éclairs fulgurants où je ne distinguais plus l'avant ni l'arrière du bateau. Et mon lance-pierres magique perdait presque son pouvoir... ils se transformaient en courants d'air sitôt que je les entrevoyais dans le brouillard. Sans cesse ils bloquaient ma progression pour m'empêcher de mettre la main sur les mille morceaux du puzzle que les vents du Hasard avaient éparpillés au profond de mon âme.

    Alors le père de Hao venait voir si j'arrivais à m'en sortir... et je retrouvais ensemble mes deux vieilles alliées, Patience et Tenacité.

L'Indochine

  • Chapitre 2, P30-31

    Cette architecture magique, nous explique Assam, force les mauvais génies qui se posent sur le toit à repartir d'où ils viennent sans pouvoir descendre à terre pour y tourmenter les hommes. C'est très simple : comme la pagode est belle, le Ma Qui vient se poser dessus au lieu de choisir une quelconque paillote ; en l'apercevant là sur le toit en train de regarder la plaine pour préparer son mauvais coup, le bonze de garde frappe très fort sur le gong en bronze. Alors le Ma Qui terrifié court à toute vitesse le long de la crête, arrive au bout où elle se relève... et hop ! le voilà catapulté vers les nuages. Françou demande comment le bonze peut voir le Ma Qui. Assam répond que les bonzes voient beaucoup de choses invisibles aux autres gens.

  • Chapitre 3, P41

    Je ne connais pas le vrai nom des parents de mes camarades. Assam m'a expliqué que dans les campagnes, le nom des adultes doit s'effacer des mémoires pour que le Ma Qui, qui est le plus méchant de tous les mauvais génies, ne puisse le voler.

  • Chapitre 3, P49

    – Pour calfater vraiment, tu dois entrer dans la fente en même temps que la fibre, devenir toi-même la fibre du cai tram, avec ses yeux à elle. Si tu réussis, tu verras comment l'eau essaiera d'entrer, parce que tu auras aussi les mêmes yeux que l'eau.

    (...)

    Il dit qu'il connaît des vieux qui ont calfaté toute leur vie, et ne savent toujours pas empêcher l'eau d'entrer. C'est parce qu'ils n'ont jamais su entrer d'abord eux-mêmes dans la fente. Alors ils ne peuvent pas voir ce qu'ils font.

  • Chapitre 6, P79

    Quand j'étais enfant, Assam nous racontait qu'une multitude de dialectes sont employés en Chine pour la langue parlée. Ainsi, il y a très longtemps, les gens ne pouvaient pas se comprendre d'une région à l'autre de l'immense pays, puisque les langues sont différentes. Elles sont aussi différentes que l'annamite l'est du cambodgien, du siamois ou du français. Aussi différentes que le cantonnais l'est du pékinois ou du formosan.

    Alors les gens ont beaucoup réfléchi, et Assam fermait un peu les yeux pour nous dire, sans faire bouger ses lèvres, comment il fallait apprendre à réfléchir. Et à force de réfléchir, les Chinois ont inventé une écriture magique. Elle est magique parce qu'elle n'a pas besoin des bruits de la bouche pour traverser le barrage des langues. Ce sont des signes qui représentent le sens des mots, et non pas les sons. Cela fait, nous disait Assam, comme une brèche dans un mur, et qui permet à toutes les langues de se rejoindre en une seule.

    Depuis ce jour-là, quand un Chinois de Pékin veut communiquer avec un Chinois de Hong-Kong ou de n'importe où ailleurs, il prend un pinceau et un bout de papier pour dire tout ce qu'il veut. Et s'ils se rencontrent au coin de la rue ou en pleine campagne, sans papier ni pinceau, ils se servent de l'index pour tracer, sur la paume de leur main, des messages aussi lisibles qu'avec un pinceau et de l'encre.

    Je comprends mieux maintenant que non seulement ces idéogrammes unissent la Chine entière, mais qu'ils permettent aussi à la Chine et au Japon de communiquer, c'est vraiment la brèche dans le mur, comme nous la racontait Assam.

  • Chapitre 6, P84

    Je n'avais pas encore vu un vrai compas, mais un jour j'avais apporté une boussole au père de Phuoc. C'était la première fois qu'il voyait cette chose extraordinaire... une aiguille qui ne changeait jamais de direction, le plus beau cadeau que je pouvais lui offrir.

    Accroupi sur la plage, il est resté la matinée entière devant cette merveille, la faisant tourner dans sa main, fasciné par ce doigt tremblotant qui pointait toujours dans le même sens, comme pour montrer quelque chose très loin derrière l'horizon.

    Le reste de la journée, il n'a pas ouvert la bouche et je voyais que la boussole était complètement entrée dans sa tête, il ne pensait qu'à elle en préparant les lignes, en vérifiant que j'avais bien mis quarante-neuf hameçons dans chaque navette. Mais le lendemain avant de m'emmener à la pêche avec Jacky et Xaï, il était redevenu comme avant et m'avait rendu la boussole :

    – Il faut de la lumière pour se servir la nuit de cette chose, alors tes yeux deviennent aveugles. Tandis qu'avec les étoiles, ou la direction du vent et des vagues, tu vois toujours où tu vas et tes oreilles restent ouvertes pour écouter ce que te dit la mer.

    Naviguer la nuit dans ce noir apparent tout en sachant où est l'île... cette magie fait renaître en moi l'alliance avec l'univers. Les étoiles parlent, la mer parle, le vent parle, et l'île abritée dans la nuit parle aussi. Et tous, à leur manière, me disent la même chose.

  • Chapitre 12, P137

    J'ai revu Abadie à l'hôpital de Saigon. (...) Et il a dit une chose à laquelle je pense tout le temps maintenant : « Le fossé qui sépare l'Indochine de la France, ce n'est pas en le remplissant de cadavres que nous parviendrons à le combler. »

  • Chapitre 18, P277

    [Tamata] C'est le surnom qu'il m'ont donné. En paumotu, tamata veut dire « essayer » ou « pourquoi pas ».

  • Chapitre 18, P278

    Et je me revois sur les bancs de mon école de Bencat, écoutant notre maître Jean Bouillère nous dévoiler le Grand Secret de la culture maraîchaire. Trentre-cinq ans après ce cours magistral, je m'en souviens presque mot pour mot :

    – Le composte des paysans indochinois est le meilleur du monde, avec celui de la Chine. En comparaison, le fumier de ferme des agriculteurs d'Europe et d'Amérique ne vaut pas tripette. L'engrais humain utilisé en Asie fait toute la différence. Lui seul peut donner au composte d'Indochine ce niveau inégalable. Mettez-vous bien dans la tête que l'engrais humain est très supérieur à celui de n'importe quel animal d'élevage. Vous n'ignorez pas que le contenu de toutes les tinettes de ce pays est vendu par le petit peuple laborieux à des commerçants spécialisés qui le renvendent aux maraîchers, bien touillé, prêt à l'emploi. En France, il y a des goûteurs de vin professionnels. Ils reconnaissent les crus, détectent les falsifications. En Indochine existe une profession, celle des thài tho cúc, ou « goûteurs de merde » pour parler clair. Car ils la goûtent vraiment, je l'ai vu de mes yeux avant d'arriver à le croire. Et le maraîcher a toujours besoin de l'expertise du thài tho cúc s'il ne veut pas être volé sur la qualité de la marchandise. C'est tellement facile de la trafiquer en y ajoutant de la bouse de vache, du crottin de cheval, et l'excrément de porc, ou simplement de l'eau. Le thài tho cúc est là pour démasquer les tricheurs.

La mer

  • Chapitre 13, P142

    Pendant toute la nuit, j'ai observé les étoiles. Je pensais à ce singe cramponné à la branche, ce singe qui dansait dans mon esprit quand je nageai avec Françou au soir d'une décision capitale, ce singe frileux qui avait peur de s'élancer à travers l'espace vers un arbre plus beau, plus loin.

    Maintenant j'éclate de joie en écoutant le vent chanter dans les voiles. C'est la première fois que je pars seul, la première fois que je ne verrai aucune terre, aucune île, pendant des jours et des jours, que je regarderai le soleil se lever et se coucher sur le grand rond bleu de la mer, moi tout seul au milieu avec Marie-Thérèse, là où toute terre visible à l'horizon ne pourra être qu'un nuage, seulement un nuage dans le lointain. (...)

    Mais que de temps il m'aura fallu pour réaliser mon rêve de départ vers la paix du grand large, ce rêve qui m'avait empoigné la nuit où j'emmenais la Titette vers l'île Tamassou alors qu'Abadie dormait sous le roof en paillotte après m'avoir confié son bateau.

  • Chapitre 14, P170

    Le bateau, c'est la liberté, pas seulement le moyen d'atteindre un but, comme je le croyais il n'y a pas si longtemps. Petite maison spartiate que j'emmène avec moi et qui m'emporte où je veux dans le monde, Marie-Thérèse représente maintenant la riche solitude des grands espaces où le passé et le futur se confondent pour devenir l'instant présent dans le chant de la mer.

  • Chapitre 14, P184

    Elle [Marie-Thérèse] revient de loin... moi aussi. Pendant l'escale de Singapour, elle avait failli couler à l'ancre, comme ça en plein milieu du yacht-club. La voie d'eau s'était déclarée une nuit où je dormais chez des amis. Quand je l'ai retrouvée ainsi le lendemain matin, l'eau presque au ras du pont et les touques de riz qui barbotaient à intérieur, c'était comme si j'allais mourrir. J'ai vidé au seau pendant des heures et des heures. Puis je l'ai remorquée à l'aide du dinghy pour l'échouer. Là, j'étais comme mort. Pas de fatigue mais de désespoir. Il n'y avait plus aucune solution. C'était trop à la fois. J'étais foutu, sans argent, sans ressort, devant cette épave. Accroupi sur la vase, la tête dans les mains, je n'avais même pas envie de pleurer, j'avais seulement envie de m'endormir et de ne plus me réveiller.

    J'ai senti sa main se poser sur mon épaule. C'était Orner, un shipchandler de Singapour. Je le connaissais un peu. Il m'a dit : « Pompe toute la nuit pendant que la marée remonte. Je serai là demain matin quand elle commencera de baisser. Ne pense plus à rien, pompe, je me charge du reste. »

    J'avais pompé toute la nuit. Quand la marée a commencé de baisser vers quatre heures du matin, il était là avec dix calfateurs chinois équipés jusqu'aux dents et trois apprentis qui roulaient l'étoupe, préparaient le mastic et s'occupaient des lampes. Ils ont commencé à travailler pendant que la mer continuait de baisser. Au début, ils calfataient les bordées du haut, de l'eau jusqu'à la ceinture, éclairés par les lampes à carbure pendues à des bâtons plantés autour du bateau. Quand la mer a été tout à fait basse, le soleil brillait en grand, calfatage terminé. Et avant que la mer ne remonte, tout était réglé, y compris la pose du mastic, mélangé de ciment pour adhérer aux bordés humides et durcir ensuite sous l'eau. Et quand la mer a été haute, il m'a aidé à remettre Marie-Thérèse à sa place au mouillage. Là, il m'a dit une chose étonnante.

    Il m'a dit que ce qu'il avait fait pour moi, il l'avait reçu d'un autre, dans les circonstances où il ne voyait plus la lumière d'un espoir, comme moi la veille. Il m'a dit que je ne lui devais donc rien, mais qu'il ne faudrait pas oublier de rendre, un jour, sans hésiter une seconde, quand le moment serait venu. Ensuite il est parti en me laissant devant ce miracle.

  • Chapitre 15, P191

    Ce matin la Goélette blanche est venue me dire bonjour en voletant au-dessus des mâts de Joshua. Elle m'annonçait l'atoll à moins de vingt milles. Je le savais déjà, les étoiles et mon sextant l'avaient dit avant l'aube. Mais pour lui faire plaisir, j'ai fait semblant d'être un peu perdu et l'ai remerciée pour son message de bienvenue apporté de si loin sur ses ailes légères.

  • Chapitre 15, P496

    A travers Joshua, ils peuvent toucher l'essentiel : coque solide à toute épreuve, deux mâts taillés en une semaine dans des poteaux téléphoniques, un jeu de voiles munies de nombreuses bande de ris, une bonne réserve d'eau et de la place sous le plancher pour les vivres. Prêts à partir ! La preuve, on va en Corse. Pas de tourmentin ? On met un ris dans le foc. Pas de génois ? On s'en passe pour le moment. Tourmentin et génois viendront un jour. Haubans en câble galvanisé des P.T.T. ? Et alors ? En quoi ça gêne ? On les remplacera par du bon inox à la première occasion, ce n'est pas ce détail qui nous empêche de hisser les voiles, c'est notre cinquième aller-retour sur la Corse, on a déjà parcouru plus de mille milles et nous n'en sommes qu'au début de la saison. Que je remplace ces haubans dans une semaine ou dans deux ans ne fait aucune différence... sauf qu'entre-temps Joshua aura vu défiler plus de dix mille milles sous sa quille sans se faire de soucis pour un détail qui n'en vaut pas la peine. Et si les ris dans le foc et la trinquette ne suffisent pas pour étaler un vrai coup de chien, il y a un truc super simple qui s'appelle « prendre la cape en attendant que ça passe ». La cape au large évidemment, pas tout près des cailloux !

    On n'a pas de winches ? Alors là, les gars, vous n'imaginez pas à quel point on s'en fout ! Le principal, c'est qu'on est en train de tailler la route au lieu de perdre notre temps à installer des trucs qui coûtent une fortune et dont on n'a pas besoin pour le moment. Regarder bien Attila, travaillez avec lui, prenez-en de la graine, il contient dans ses deux poulies le symbole de toute l'histoire ! Attila le petit chéri, Attila le palan baladeur fabriqué en cinq minutes, léger tel un oiseau et puissant comme un buffle, il fait à lui tout seul le boulot de dix winches, borde les écoutes, étarque les drisses aussi raides que des barres d'acier. Oui, d'accord, peut-être un jour y aura-t-il de vrais winches sur Joshua, ce serait plus rapide et plus commode... mais en attendant, remerciez Attila pour tout ce qu'il vous a déjà montré sur le chemin de l'évidence.

  • Chapitre 15, P214

    J'ignore à quel moment je suis entré dans la fente. Insensiblement, les vieilles règles d'un jeu auquel je croyais autrefois se sont estompées dans le lointain, tandis qu'apparaissaient dans l'arc-en-ciel d'étrave les contours prodigieux de règles toutes neuves aux promesses inouïes. Et j'ai vu là l'histoire de l'ancien alchimiste qui voulait le secret de la pierre magique... mais avec le temps qui passait, le temps figé dans le plain-chant de l'univers, ce chercheur d'illusions avait changé de forme et la pierre inutile qui mute le plomb en or ne l'intéressait plus.

    Alors, la vague géante est revenue me prendre pour m'emmener plus loin, beaucoup plus loin encore jusqu'aux cimes de moi-même. Avec mon bateau, j'ai entrevu là-bas des sommets où mon coeur semblait sur le point d'éclater comme ces ballons qui volent trop haut. Et dans cette immensité où le vent et la mer lancent des étincelles qui s'en vont dans le ciel et se fondent ensemble dans le grand souffle des étoiles, j'ai retrouvé l'Alliance.

    Au déboulé de l'Atlantique après le passage du Horn, tous mes sens ont perçu l'odeur fétide du Dragon. La puanteur venait du nord, par bouffées. Tahiti-Allicante avait secoué seulement le domaine de la plaisance. Le tour du monde sans escale serait une bombe aux effets bien plus dévastateurs. Une victoire éventuelle ne m'apporterait que désillusions futures. Je me retrouverais pris dans un filet de contradictions tissées par le Dragon, qui m'attendait à l'arrivée pour engager le combat sur le terrain de son choix, avec tous les coups fourrés dont il était capable.

    (...)

    Rentrer déjà reviendrait à n'être jamais vraiment parti. Ce serait l'acceptation tacite des règles de l'ancien jeu imposé par les autres. Ce serait me trahir. Le soleil, la mer, le vent, la Croix du Sud si haute dans le ciel, les albatros qui voient toutes choses égales et planent au ras des vagues en frôlant les creux et les crêtes pour me montrer la route... tous me disent ensemble dans le chant du grand silence bleu où navigue mon âme depuis si longtemps.

    Avoir retrouvé l'Alliance ne suffit pas. Il faut la nourrir encore d'espace et de lumière, de grandeur et de beauté pour qu'elle se fortifie davantage dans mon coeur... obéir à l'aimant des vastes solitudes qui vont jusqu'aux étoiles... plus loin que les étoiles... poursuivre ma longue route au sein de cette paix où l'esprit enflamme le sang et l'aide à vaincre ses peurs... tant pis pour le vertige... bondir dans le vide à l'horizon de ma pensée... continuer quoi qu'il arrive et traverser le rêve, le dépasser enfin pour atteindre cet autre rivage aux vraies limites de moi-même... plus loin que le bout du monde !

    Voyant qu'après les Falklands je remettais le cap sur Bonne-Espérance au lieu de faire sagement route au nord comme prévu au départ, le Dragon est accouru à tire d'ailes. Déguisé en Oiseau de Bon Conseil, il a essayé de me convaincre que jamais je ne retrouverais pareille chance dans ma vie... « Non mais, tu te rends comptes, une foule t'attend là-bas avec micros et caméras de télé, ce sera le délire, la gloire et le fric à la pelle ! Non mais, tu te rends compte de ce que tu vas rater en t'obstinant sur cette route imbécile... d'autant que tu vas y laisser ta peau ! »

    Oui, je me rendais parfaitement compte ! Cette ritournelle, je l'avais entendue après Tahiti-Allicante, elle m'avait coûté cher... et d'un seul coup de lance-pierres j'ai fait voler toutes ses plumes, le Dragon s'est retrouvé nu comme un asticot à barboter dans l'eau. C'était devant Cape Town, où j'ai catapulté sur la passerelle d'un pétrolier ce bref message au Sunday Times : « Je continue sans escale vers les îles du Pacifique, parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme. »

    Immédiatement après, j'ai vu que le « peut-être » était de trop. Ayant eu peur du ridicule en écrivant ces quelques mots adressés à la presse, j'avais alors commis la petite lâcheté du « peut-être ». Or il n'y avait aucun « peut-être ». Je continuais parce que j'étais heureux en mer, et aussi pour sauver mon âme. Un point c'est tout.

    « Plus le singe monte haut, plus il montre son derrière. » Ainsi parlait la vieille Assam, un jour que je grimpais en haut d'un cocotier avec un trou dans ma culotte. Eh oui... la peur du ridicule est profondément ancrée dans toutes les cultures, elle se transmet depuis la nuit des temps à travers les générations...

    A cause de ce « peut-être », sans doute n'ai-je pas mis le Dragon complètement K.O. Il a quand même pris une sacrée châtaigne. L'enfant lui a fait un pied de nez que j'ai doublé d'un bras d'honneur, et Joshua l'a roulé dans sa vague d'étrave avant de le semer comme un crachat dans le sillage.

  • Chapitre 15, P221

    Les Glénans sont une belle école de voile, une belle école de la vie en mer pour qui voudrait un jour larguer les amarres...

  • Chapitre 17, P249

    Il y a bien longtemps de cela, Jean Bluche qui rentrait de son tour du monde sur Chimère en a ramené l'image la plus belle de ce qu'est un atoll... « Ni tout à fait la terre, ni tout à fait la mer, mais une réunion des deux comme offerte au marin dans un écrin d'azur entouré d'immensité. »

Réflexions sur le Monde

  • Chapitre 15, P220

    Je crois que notre fonction à tous est de participer à la création du monde. Chacun selon sa propre surface de voilure, son tirant d'eau, son tonnage, son aptitude à remonter le vent, à tenir la cape ou encaisser le poids des déferlantes aux allures portantes. Et je crois dans le fond de mon être que nul ne peut enfreindre cette loi sans se couper de l'espèce humaine.

  • Chapitre 15, P220/221

    Le monde occidental me fait songer à un camion bourré de millions d'être humains lancé à toute vitesse vers le Grand Trou ; il est déjà tout près, la vitesse augmente à chaque seconde. Trop tard pour braquer, le bolide capoterait et continuerait en tonneaux sur sa lancée. Trop tard aussi pour le coup de frein, les roues patineraient et le camion finirait inéluctablement dans le gouffre. Il n'y a donc aucune manoeuvre pour éviter la catastrophe... pourtant la solution est évidente : décoller. L'homme a inventé l'avion, alors pourquoi pas son parallèle dans une autre sphère, celle de la pensée consciente ?

  • Chapitre 15, P222

    Un Occident « chrétien » qui n'hésite pas à fabriquer des armes pour attiser les guerres dans le tiers monde afin de continuer à faire tourner un système d'où a disparu le sens du sacré. Un Occident « chrétien » qui ruine sciemment les pays pauvres dans le but essentiel d'asseoir son propre « bien-être » matériel. Une « chrétienté » issue du merveilleux Sermon sur la Montagne offert aux hommes il y a deux milles ans, message d'immense espoir qui atteignait les cieux... et que nous avons transformé en une gigantesque escroquerie morale appuyée par nos marchands et par nos mitrailleuses.

    (...) cet Occident aveugle et fou, guidé par le principe de « tous les coups sont permis pourvu qu'ils soient légaux ». Un Occident dont le niveau mental et spirituel atteint parfois tout juste le sommet des paquerettes. Une civilisation capable de transformer le monde, et qui doit absolument chercher une voie nouvelle en altitude pour ne pas finir dans le trou noir d'une catastrophe à la fois écologique, existentielle et morale.

  • Chapitre 15, P223

    Je voulais une réponse claire à la question suivante : « Sommes-nous oui ou non un ramassis de sagouins et de porcs ? L'assiette pleine et le confort à tout prix sont-ils oui ou non notre premier objectif ? »

    La réponse ne laissant subsister aucun doute pour qui a l'honnêteté de regarder les choses en face, une deuxième question essentielle découlait de la première : « Sommes-nous obligés de rester porcs et sagouins ? Avons-nous l'intention de prendre forme humaine ? »

  • Chapitre 16, P236

    Mais quand un général [il s'agît de Jacques de la Bollardière] respecté de ses pairs et de toute la nation proclame haut et clair devant Mururoa : « Non seulement la bombe est dangereuse mais elle est inutile, on peut résister à une invasion militaire et vaincre par la non-violence... » et que les médias de son pays noient d'autant plus discrètement le poisson que leur audience est importante, alors j'ai envie de me flinguer, ne plus croire en rien, ne plus vouloir parler de l'humanité, et surtout pas de la France.

  • Chapitre 16, P242

    Depuis le commencement du monde, tous les parents ont souhaité que leurs enfants soient meilleurs que la génération précédente. Et le monde est resté à peu près le même. L'égoïsme et la bêtise sont bien ancrés sur terre.

  • Chapitre 21, P329

    ... venus des tous premiers balbutiements de notre humanité, ces millions et ces millions de singes essaient de déplacer un gigantesque tronc d'arbre. Ils veulent le conduire à l'autre bout des plaines pour en faire là-bas le Temple de la Connaissance. Ils poussent de leurs épaules, ils poussent de toutes leurs forces. L'énorme tronc n'avance pas. Nous les voyons inventer la corde en liane, le chanvre toronné, le palan multibrins à cinquante-deux vitesses, le câble d'acier, le titane et sa suite en passant par le réacteur nucléaire et la télévision. L'énorme tronc continue de s'enliser. Pourtant depuis toujours, étouffés dans cette multitude, il y en a qui lancent des appels. Ceux-là essaient de dire que pour atteindre le but il faudrait élever le regard, chercher là-haut l'inspiration qui permettra de découvrir un autre futur libéré des lianes du passé comme celles du présent. Faute de quoi le tronc magique disparaîtra en noyant les consciences dans le grand marécage de la médiocrité.

  • Chapitre 19, P285

    Et j'entends chanter en moi le poème de Pic de la Mirandole, ce message qui a traversé déjà quatre siècles de l'histoire des hommes pour nous éclairer encore jusqu'au bout du chemin pendant les siècles à venir : « Je ne t'ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. Nature enferme d'autres espèces en des Lois par moi établies mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t'ai placé, tu te définis toi-même. Je t'ai placé au milieu du monde afin que tu puisses mieux comtempler ce que contient le monde. Je ne t'ai fait ni céleste, ni terrestre, mortel ou immortel, afin que toi-même, librement, à la façon d'un bon peintre ou d'un sculteur habile, tu achèves ta propre forme. »

  • Chapitre 22, P339

    Ugo avait choisi un soir semblable à celui-ci pour nous conter la théorie du chaos en images aussi limpides que le « Jeux Interdits » de Moea.

    – A l'instant même du big-bang le chaos était absolu. Ensuite il est devenu de moins en moins dense au cours des temps considérables où l'univers s'organisait. Puis ont surgi les premiers embryons doués du pouvoir de se reproduire sur notre Terre qui hésitait. Alors, dans un combat démesuré de patiences infinies et de luttes sauvages, la vie a rampé vers les hauteurs... jusqu'à ce qu'elle ait enfin réussi à créer la conscience. Et avec cette conscience, la vie nous a donné le choix de construire le futur au lieu de le subir. Cependant, les choses ne baignent pas dans la béatitude pour autant. La science comme la philosophie reconnaissent que le chaos demeure présent à des degrés divers dans tout ce qui existe, sans aucune exception. Ainsi le feu et les ressacs de la mer conservent le chaos à l'état pur... mais le cerveau humain porte aussi dans ses méandres des traces indélébiles de ce même chaos.

  • Chapitre 22, P369

    L'Est s'est effondré. L'Ouest est en train de s'écrouler à son tour. La Politique essaie de se raccrocher aux branches... elles sont pourries. L'Économie essaie désespérément, elle aussi, de se raccrocher aux branches... elles sont encore plus pourries. L'immense majorité refuse de voir qu'il s'agit non pas d'une crise politique et économique, mais d'une crise des valeurs morales. N'étant pas habitués à naviguer dans ce genre de mer, ça nous fait peur pour la simple raison qu'il n'est pas toujours facile de se décoller les paupières et de se déboucher la comprenante. Mais il faudra bien que nous finissions par choisir entre une avancée fulgurante de la trique robotisée... ou une élévation des consciences individuelles et collectives.

    Le Pas de l'Intelligence qu'évoquait Isabella Conti autour de notre feu à Suvarov semble encore loin à l'horizon. Je suis habité par la certitude intuitive que l'homme sera prêt à franchir cette étape majeure de son évolution à partir du moment où il mettra dans la balance toutes ses ressources physiques, mentales et spirituelles pour construire d'abord la Paix.

    La vie m'a enseigné que l'homme tient le Choix dans sa main. Il a donc le Pouvoir de guider son destin au lieu de le subir. Non seulement le pouvoir, mais aussi la Responsabilité.

    Quand nous aurons construit la Paix, quand nous l'aurons solidement haubannée en passant la grosse éponge qui efface les vieilles querelles et pardonne les offences d'antan... alors Esprit et Cœur marcheront côte à côte sur le Chemin du Haut. Et ce chemin-là, nul besoin de savantes équations pour voir qu'il nous conduirait vers une possibilité inouïe : celle de créer ensemble un monde enfin digne de l'Homme. Un monde où ne règneraient plus l'Injustice, le Sang, la Misère et la Honte.